44.
Un nouveau pouvoir
Le lendemain de leur retour à Émeraude, Wellan laissa ses hommes profiter de la journée comme ils l’entendaient. Plusieurs allèrent se balader à cheval dans la campagne, tandis que d’autres choisirent de se reposer ou de jouer à des jeux de société. Cela permit donc à Bergeau et à Jasson d’en apprendre davantage sur la récente campagne militaire, à laquelle ils n’avaient pas pu participer. Pour sa part, Wellan profita du fait que son épouse discutait des soins à donner à sa fille avec Sanya et Catania pour s’esquiver. Il se dirigea vers la tour du Magicien de Cristal : il voulait réclamer pour ses hommes des facultés qui leur permettraient de sauver Enkidiev.
Le grand Chevalier trouva Abnar debout au milieu de la pièce de l’étage inférieur. Il portait son habituelle tunique blanche ceinte à la taille par un cordon argenté.
— Vous m’attendiez ? s’étonna Wellan.
— J’ai le pouvoir de lire vos pensées en tout temps, sire.
— Dans ce cas, m’accorderez-vous ce que je suis venu solliciter ?
Abnar garda le silence. Wellan fit bien attention de vider son esprit, afin de conserver l’avantage dans cet entretien très important pour l’avenir de l’Ordre.
— Il semble que vous ne soyez jamais satisfait des pouvoirs que je vous accorde, le railla finalement l’Immortel.
— Je vous ai déjà expliqué que nous ne pouvions pas défendre ce continent avec ceux que nous possédons, répliqua Wellan. A mon avis, il est important que plusieurs d’entre nous puissent se déplacer magiquement, puisque je ne peux pas me trouver partout à la fois. Vous avez autrefois donné ce pouvoir à Hadrian et à ses lieutenants. C’est donc que vous compreniez à cette époque que les Chevaliers doivent être mobiles.
— Comment avez-vous appris cela ? s’inquiéta Abnar.
— Dans le journal de votre Chevalier préféré, répondit Wellan, qui n’avait aucune envie de lui révéler la cachette des autres écrits.
Abnar demeura une fois de plus silencieux. Le grand chef n’eut pas besoin de le sonder pour comprendre qu’il était profondément contrarié.
— Et si je vous accorde cette faveur, quels pouvoirs exigerez-vous de moi par la suite ?
— Je penserai certainement à autre chose, risqua d’une voix moqueuse le grand Chevalier, qui le sentait fléchir.
— Vous n’êtes pas un homme facile, sire.
— J’en suis parfaitement conscient.
Wellan attendit patiemment la réponse de l’Immortel qui, semblait-il, hésitait encore à lui faire confiance, malgré tout ce qu’il avait accompli pour Enkidiev.
— À qui voudriez-vous donner la faculté de se déplacer ainsi ? demanda finalement Abnar.
— Aux plus âgés de mes hommes.
Il y eut un autre silence de la part du Magicien de Cristal, qui songeait probablement aux conséquences de ses largesses. Wellan le fixait en essayant de ne pas afficher le plaisir que lui causait cette victoire.
— Réunissez-les lorsque vous le jugerez opportun, laissa tomber Abnar.
Wellan s’inclina en réprimant un sourire de satisfaction. Il quitta prestement la tour pour gagner l’aile des Chevaliers avant que ses frères qui possédaient des fermes ne décident d’y retourner. Utilisant son esprit, il contacta Santo, Chloé, Bergeau, Jasson, Falcon et Dempsey et les pria de venir tout de suite à sa rencontre dans la cour.
Alarmés, les six Chevaliers laissèrent en plan ce qu’ils étaient en train de faire et répondirent sur-le-champ à son appel. Ils s’immobilisèrent devant lui, à la porte de leur aile, surpris de le trouver bien portant, les bras croisés sur sa cuirasse, un étrange sourire sur les lèvres.
— On dirait bien que tu as marqué des points, toi, remarqua Jasson en fronçant les sourcils. J’espère que c’est contre Amecareth, au moins.
— Pas tout à fait, mais c’est un premier pas dans cette direction, dévoila Wellan, plutôt fier de lui. J’ai persuadé le Magicien de Cristal de vous octroyer le pouvoir de créer aussi des vortex afin de voyager dans l’espace.
— À nous tous ? s’enthousiasma Bergeau.
— Seulement aux plus âgés des Chevaliers, précisa Wellan. Il arrivera très certainement que nous combattions sur plusieurs champs de bataille à la fois, alors je pense que c’est une excellente idée que nous puissions nous déplacer de façon indépendante.
— Wellan a raison, approuva Dempsey, S’il est le seul à posséder cette faculté et qu’il tombe au combat, nous serons immobilisés à un seul endroit et incapables de nous porter au secours de nos frères.
— Mais nous n’avons pas profité comme toi de l’enseignement de Nomar, protesta Falcon. Serons-nous assez forts pour maîtriser ce nouveau pouvoir ?
— Je ne crois pas qu’il faille être un puissant mage pour cela, estima le chef, puisque plusieurs des anciens Chevaliers d’Émeraude le possédaient et ils n’étaient certes pas des maîtres.
Les six aînés se consultèrent du regard, puis se retournèrent vers leur chef en arborant la détermination qui faisait d’eux des combattants hors pair.
— Dans ce cas, nous acceptons de recevoir ce présent du ciel, affirma Chloé.
— Et la prochaine fois que tu décideras de partir à la guerre tandis que nous sommes à la maison, Bergeau et moi, nous pourrons au moins te rattraper, ajouta Jasson.
— Je suis bien content que vous partagiez cette grande responsabilité avec moi, déclara le grand Chevalier avec soulagement.
Santo n’exprima pas son opinion, mais l’acceptation dans ses yeux noirs fit croire à Wellan qu’il le suivrait jusqu’au bout du monde, même s’il avait épousé la femme que son compagnon aimait. Le Magicien de Cristal surgit subitement au milieu d’eux.
— Je vois que vous n’avez pas perdu de temps, dit-il à Wellan sur un ton qui frôlait l’agacement.
— Je suis un homme d’action, maître, répondit Wellan.
Abnar étudia un à un les six Chevaliers, probablement pour s’assurer qu’ils pouvaient supporter cette transformation magique et qu’ils possédaient la sagesse nécessaire pour bien se servir de ce nouveau pouvoir. Tous soutinrent son regard métallique sans ciller.
— Tendez vos bras, ordonna l’Immortel.
Ils le firent sur-le-champ. De larges bracelets noirs apparurent sur leurs avant-bras et de petits éclairs brillants les parcoururent pendant quelques secondes, leur causant une intense douleur dans tout le corps. Mais ils demeurèrent droits sur leurs jambes. Aucune plainte ne franchit leurs lèvres. Wellan se surprit à penser que cette démonstration de courage aurait dû suffire à persuader les dieux qu’ils étaient bien différents des hommes à qui Abnar avait autrefois accordé les mêmes pouvoirs.
— Lorsque vous voudrez vous déplacer d’un endroit à un autre, vous n’aurez qu’à former dans vos esprits l’image du lieu où vous désirez vous rendre, puis croiser vos bracelets l’un contre l’autre, expliqua le mage.
Les Chevaliers s’inclinèrent avec respect. Abnar ne jeta pas un seul regard à leur chef qui vibrait de contentement. Il préféra disparaître sans rien ajouter en espérant ne jamais regretter sa bonté.
— Tu es drôlement convaincant, dis donc, fit Jasson, fort impressionné.
— Si tu continues, il nous transformera bientôt en Immortels ! s’exclama Bergeau en admirant ses bracelets.
— Je verrai ce que je peux faire, ricana Wellan.
— Au moins, nous pourrons réagir rapidement aux prochaines attaques de l’ennemi, se réjouit Chloé.
— Nous serons certainement plus efficaces, l’appuya Dempsey en calculant déjà leurs chances de succès.
— On dirait bien que nous sommes devenus des lieutenants comme ceux du Roi Hadrian, leur fit remarquer Falcon.
— C’est bien ce qu’il semble, oui, murmura Wellan, songeur.
Les soldats retournèrent à l’intérieur du palais en échangeant des commentaires favorables sur leur nouvelle faculté. Wellan retint Santo par le bras.
— Tu ne dis rien ? demanda Wellan pour l’inciter à ouvrir son cœur.
— Que veux-tu que je dise ? répliqua Santo. Tu as pris une bonne décision, comme toujours. Nous t’avons obéi et je suis certain que nous ne le regretterons pas.
— Je sens que je perds ton affection, mon frère, et cela me cause beaucoup de chagrin.
— Je serai toujours ton ami, Wellan, mais il serait bien cruel de ta part de tenter de m’obliger à poser constamment les yeux sur la femme que je ne pourrai jamais épouser.
La gorge serrée, Santo se défit de son emprise. Il suivit les autres sous les yeux impuissants de Wellan. Le grand Chevalier adorait son nouveau rôle d’époux et de père, mais il avait aussi besoin de la présence et de l’amour de ses compagnons. Il demeura sur place un moment, à calmer sa respiration, puis se dirigea vers l’écurie. Il attacha une longe au licou de son cheval de guerre et le fit sortir de la stalle.
— S’il m’avait dit qu’il l’aimait avant que je devienne amoureux d’elle, les choses auraient été bien plus simples, pensa-t-il tout haut.
L’animal pointa les oreilles, attentif, mais ne comprit pas ce commandement. Wellan le soigna en s’efforçant d’oublier le regard malheureux de Santo, puis l’emmena marcher dans la grande cour pour lui faire prendre un peu l’air. Il lui donna de l’eau fraîche et de la nourriture, avant d’aller s’enfermer à la bibliothèque.